Dans de nombreuses familles, le lien entre parents et enfants est perçu comme indestructible. Pourtant, de plus en plus d’adultes choisissent de s’éloigner de leurs parents, parfois définitivement. Derrière ces ruptures familiales douloureuses se cache souvent un traumatisme méconnu, profondément inscrit dans la construction émotionnelle de l’enfant : l’éducation par la honte.
Quand la famille n’est plus un refuge
Selon la psychiatre Marine Colombel, la famille est censée être un espace où l’enfant apprend, grandit et se construit, un lieu de transmission et de sécurité émotionnelle. Mais dans les foyers marqués par la toxicité ou les dysfonctionnements, ce socle se fissure. Les conflits deviennent fréquents, les liens se dégradent et l’enfant, une fois adulte, peut ressentir la nécessité vitale de prendre ses distances pour se protéger.
Chaque histoire est unique, mais les témoignages de personnes ayant coupé les ponts avec leurs parents révèlent souvent un point commun : une enfance marquée par la honte.
La honte, un outil disciplinaire destructeur
L’éducation par la honte a longtemps été considérée comme un moyen de « remettre un enfant dans le droit chemin ». Pourtant, les spécialistes s’accordent aujourd’hui sur son caractère profondément destructeur.
La chercheuse Brené Brown rappelle que la honte est l’ennemi direct de la dignité. Contrairement à la culpabilité, qui permet de reconnaître une faute, la honte attaque l’identité même de l’enfant. Elle ne dit pas « tu as mal agi », mais « tu es mauvais ».
Cette nuance change tout. Utiliser la honte pour sanctionner un enfant perturbateur, pointer ses échecs scolaires devant d’autres, ou le ridiculiser parce que sa famille est en difficulté, revient à détruire progressivement son estime de soi. L’enfant grandit alors avec la conviction qu’il n’est pas digne d’amour, pas à la hauteur, pas assez.
Ces blessures invisibles se répercutent souvent jusqu’à l’âge adulte, influençant les relations, la confiance en soi et parfois même la santé mentale.
Le traumatisme naît de la répétition
Il serait réducteur de penser qu’un seul événement humiliant suffit à provoquer une rupture familiale. Comme l’explique le psychologue Didier Pleux, le traumatisme apparaît lorsqu’un enfant vit de manière répétée des situations où il se sent agressé, rabaissé ou impuissant.
La honte chronique agit comme un poison lent. Chaque épisode, même discret, s’ajoute au précédent, jusqu’à former un poids émotionnel insurmontable. Une fois adulte, l’individu n’a parfois plus d’autre choix que de s’éloigner pour préserver sa santé psychologique.
Rompre les liens pour survivre
Couper les ponts avec ses parents est une décision qui ne se prend jamais à la légère. Pour certains adultes, cependant, cette rupture est le seul moyen de se reconstruire. Comme le rappelle Marine Colombel, « géniteur ne signifie pas parent ». Il existe des situations où reconnaître des qualités affectives à sa famille n’est tout simplement pas possible, notamment en cas de carences graves, d’abandon ou d’abus.
L’enjeu devient alors de s’éloigner sans emporter avec soi la haine ou le désir de vengeance. Il s’agit de se protéger, de respirer enfin, et parfois de guérir ce que l’enfance n’a pas permis de réparer.
Une éducation qui ne doit pas opposer bienveillance et autorité
Attention toutefois à ne pas conclure que toute parentalité est forcément traumatisante. Tant Brené Brown que Didier Pleux rappellent qu’une éducation saine peut allier bienveillance et autorité, tendresse et cadre.
Les enfants apprennent leur valeur en observant leurs parents pratiquer l’autocompassion, reconnaître leurs erreurs et accepter les imperfections. Une parentalité équilibrée ne cherche pas à éviter les conflits, mais à les résoudre sans humilier, sans blesser, sans attaquer la dignité de l’enfant.
Une prise de conscience essentielle
Comprendre pourquoi certains adultes rompent les liens familiaux permet de faire évoluer le regard porté sur ces décisions souvent incomprises. Ce n’est pas un caprice ni un acte d’égoïsme. C’est souvent le dernier recours pour retrouver la paix intérieure et rompre avec des schémas destructeurs.
La honte, lorsqu’elle est utilisée comme méthode éducative, laisse des traces profondes. Reconnaître cette réalité est un premier pas vers une parentalité plus consciente, plus respectueuse, et qui n’a pas besoin d’humilier pour transmettre.

